Étiquettes

Je dirais bien « une fois n’est pas coutume », mais à vrai dire je ne sais même pas si je suis une règle quelconque pour donner un avis en passant sur Bifrost, du coup ça tomberait un peu à l’eau.  Tout ça pour dire que si vous êtes tombés ici par hasard (ça se comprend, moi-même je ne sais pas très bien ce que je fais là) et que vous ne connaissez pas Egan, courrez acheter ce numéro de Bifrost, vous ne comprendrez rien, vous aurez envie de comprendre et vous comprendrez encore moins.

Parfois dans les couloirs d’une fac quelconque on peut croiser un amateur de bouquin, assit à même le sol, jambes croisées, attendant sagement que le flux des anonymes laissent la place au prof attendu, dans les mains, son spectre de sagesse : Ubik. Ce qui me fait sourire dans ces cas-là, c’est que le plus souvent, contrairement aux lecteurs actuels de Potter, c’est que notre gentil étudiant se trouve mi-figue mi –raisin. D’un côté, il y a le plaisir, pas même coupable, de pouvoir se targuer de lire du K Dick et non pas d’aller le voir au cinéma, cet orgueil se mêlant à la vanité dans un rictus esquissé de satisfaction de soi, de l’autre côté, on peut mesurer la détresse de l’être, ce cri interne du « je ne comprends rien ». Pour moi, il en va souvent de Dick comme d’une sorte de limite, cité par beaucoup, souvent à tort et à travers, compris par peu. Quand je dis « compris », je parle du vertige dickien, de l’abime de stupeur que propose Dick.

En lisant Egan parler de Dick, je me suis dit que déjà gamin notre ami l’australien ne devait pas avoir besoin de faire reluire son éthos pour exister en société.

Le dossier sur Egan est grand parce qu’il est à la hauteur de ses ambitions et franchement ce n’est pas rien.  Ce dossier est humble et ébouriffant.

D’ordinaire, j’aime les dossiers Bifrost parce que j’y découvre un auteur ou parce qu’ils me confortent dans mon petit nid douillet de savoir. J’en apprends beaucoup, du plus ou moins anecdotique et, surtout, je me délecte de l’avis plus docte de personnes ayant potassé leur sujet. C’est instructif et stimulant. Sur Egan, cet angle d’attaque me faisait peur, car j’avais peur du casse-gueule.  Ma découverte d’Egan fut un choc et si je le compare à Dick c’est moins pour les thématiques que pour cette impression de vertige et d’incompréhension.  Lire ces auteurs c’est mettre les mains dans le cambouis neural, avec crique et violence. D’ailleurs, je n’ai jamais lu de roman de Egan parce que je me dis que ça peut être un peu indigeste mais surtout parce que j’ai d’abord envie de relire ses nouvelles deux ou trois fois pour m’en imprégner. De fait,  j’avais peur d’un dossier cherchant à « décortiquer » l’œuvre (forcément le gars étant secret, on allait pas crouler sous les anecdotes).

Mais, là, l’interview d’entrée vaut son pesant quantique.

Il y a, dans les misérables de Hugo, la fameuse scène de la « tempête sous un crâne », ce moment ou M Madeleine (Valjean donc) doit se décider à sauver Fantine ou à se dénoncer au profit de Champmathieu. La scène est connue et analysée, mais on oublie souvent qu’elle fait écho à d’autres scènes dans le roman, la prise de conscience de Valjean quand il vole les 40 sous de Petit-Gervais ou juste avant pendant la nuit qu’il passe chez l’évêque (entre autres). Il y a chez Hugo (que je n’apprécie pas particulièrement en plus) cette manière, romantique, de décloisonner les genres, de se servir ici et là et de rendre compte de l’homogénéité de son œuvre par des formules en écho. On peut trouver ça lourd, car moraliste au fond, mais c’est bien foutu. Eh bien, les récits de Egan me renvoie à ces scènes en échos,  à ces anaphores infidèles, l’anaphore impose l’identité, la ressemblance, le similitude, alors que l’infidélité exagère la différence. La tension entre les deux évite la répétition au sein même de la répétition et nous invite à interroger le sens de cette tension. Un sens qui ne cessera jamais de nous échapper par ailleurs. On se retrouve , un peu comme Athalie au prise avec son songe… qu’est-ce que j’ai à faire des parallèles à la littérature classique, moi ?

Je n’ai jamais compris Egan (au sens, « je vais vous résumer l’histoire et ses thématiques en 2 minutes, vous allez voir c’est très simple ») mais il me bouleverse autant qu’il me questionne. Lire cet entretien (de haute volée, il faut s’accrocher, en tous les cas je n’ai pas le niveau scientifique de base pour tout assimiler d’une traite, j’ai dû faire des pauses), m’a conforté dans ce regard novateur sur le monde (parce que pas forcément inquiétant ou étrange, mais aventureux et glacial à la fois). Le choix de cet entretien, de sa position dans le dossier donnait le ton à un dossier intelligent.

L’article sur la fin des certitudes par Philippe Boulier est un régal, c’est un propos thématique, précis, documenté, finement analysé. Les regroupements de textes (en tout cas ceux que j’ai lu) tombent sous le sens et nous permettent d’aborder l’œuvre de façon transversale sans passer par les écueils de cette pratique. Org nous proposant de diviser Egan par quarante-deux propose une pause – pas si rafraîchissante, là aussi il faut s’accrocher mine de rien- autour du collectif si bien nommé. On comprend en quoi la réception d’un œuvre dépend véritablement d’un contexte, d’un travail, d’une dévotion et pas d’une campagne de promotion bien orchestrée. L’envers du décor que l’on aimerait voir dans plus d’endroit (le jeu de mot minable cachant surtout le fait que c’est peu souvent que ce type  de personnes sont mises à l’honneur à part dans l’imaginaire en fait).  Le retour de lecture de Thomas Day sur les trois tomes réunissant les nouvelles de Egan (le quatrième est déjà attendu de pied ferme) est bon, bien meilleur que les avis qui trainent sur ce blog. Il y a un véritable travail de synthèse (pour qui en douterait) qui, à l’instar de l’article de M Boulier, permet de repenser l’œuvre autrement, sans jamais chercher à en épuiser le sens. En revanche, contrairement à d’autres articles du même genre pour d’autres auteurs, je crains que sans avoir lu les textes on ne soit un chouia perdu.

Alors, tout comme je n’ai pas lu « la vallée de l’étrange » la longue nouvelle de Egan proposée en début de Bifrost (en fait si, je l’ai commencé, j’ai trouvé cela étrangement limpide, tout à fait clair, dans le style, dans le choix du nom Adam, dans la thématique, mais il y avait déjà ce je-ne-sais-quoi pénétrant et juste qui fait que l’on sait que cela va être bon – tiens pour les amateurs de classique qui sont encore là, un peu comme la scène dans l’église chez Marivaux dans « la vie de Marianne » – du coup, je me la garde pour plus tard), je n’ai pas non plus lu le guide de lecture parce que cela tourne autour des romans et que … je compte les lire un jour et que je ne veux pas trop savoir de qui il retourne.

Comme d’ordinaire la bibliographie est gargantuesque mais pas pour moi.

Ouf ! J’ai commencé cet avis par le dossier, parce que j’ai dévoré le dossier en premier.  Mais, les amateurs éclairés (et les autres) trouveront de quoi se régaler avec le reste de la programmation. Enfin, je dis ça, mais étrangement les choix de lecture ne m’ont pas particulièrement emballé. Si, oui, forcément Moore et quelques autres, mais sans doute n’étais-je pas d’humeur à lire autant de résumés. Bon, en même temps ça m’évite de voir agrandir par trop ma liste de lectures (de toute façon, je n’en viendrai jamais à bout, mais c’est le jeu).

L’article scientifique de M Lehoucq propose des schémas ! J’aime les schémas, les cartes, les objets qui tournent dans l’espace et M Lehoucq, cet article m’a donc donné le tournis et ce fut une valse charmante. En revanche, je conseille une pause dans la lecture, parce que se tanker le dossier et cet article ça réclame de l’attention. Pour les amateurs, il y a aussi un livre sur les sciences et une saga cinématographique culte à base de paternité mal digérée qui vient de sortir, de quoi ajouter de la chantilly au-dessus de la cerise sur le gâteau.

Il y a encore des articles dont je ne vais pas parler, parce que vous y trouverez la qualité habituelle et que j’y trouve peu ou prou les mêmes qualités et défauts que d’ordinaire.

En revanche les deux « paroles de… » sont de véritables petites pépites. Déjà on parle de Philippe Caza, un illustre inconnu comme chacun sait. Par sa franchise (qualité de l’honnête homme humaniste s’il en est) le propos fait du bien, c’est clair, direct, fluide et ça donne envie de se replonger dans ses albums autant que retrouver ses couvertures (autant en album je suis fourni, autant en couverture … moins). Il y a là un aspect débonnaire (au sens du terme « de bonne compagnie, agréable, facile à vivre » pas au sens « indolent » péjoratif, ni au sens premier… bref… nous nous sommes compris). Rien d’étonnant à ce qu’il soit connu pour son talent et sa manie de lire les livres (le fou !) qu’il illustre.

Le deuxième « parole de… » s’attarde sur des librairies d’antan (ma bonne dame). Je me dis que des libraires actuels pris dans le feu des parutions, des rééditions, des rendez-vous avec le banquier ou le comptable ou encore de l’outil internet, doivent encore trouver le temps de faire des animations, des soirées rencontres, des séances de dédicaces, des sites internet ou activités interactives et que ça ne doit pas être facile tous les jours. L’article évoque, sans nostalgie ou ton réactionnaire, des librairies et pratiques disparues (ou presque), on se prend à regretter (enfin, je me prends à regretter) de ne pas avoir connu ça. Mais, si on lit bien Bifrost, on voit aussi le fil conducteur qui mène aux libraires actuels. L’air de rien, ce retour en arrière nous porte à interroger le changement de pratique et en quoi le ludique est autant un acte de partage que de résistance (notamment aux pratiques commerciales agressives).

Sur la nouvelle « la dernière plume » de Matthew Kressel, j’avoue ne pas avoir compris le choix du titre en français, trop explicite si traduit littéralement ? Idem pour la suite du titre qui n’est pas présente. Reste que le texte est de bonne facture, rien de renversant car le thème est classique et connu à l’avance, mais j’admets que l’intertexualité interne (doit y avoir un autre mot pour ça, sûr que Genette et ses potes ont dû y penser) amène un regard, certes trop évident, mais réjouissant sur la transposition du réel en roman.

Enfin, histoire d’avoir gardé le meilleur pour la fin sans aucun doute, l’édito.  Que dire ? Sans doute comme beaucoup de lecteurs, que j’aimerais avoir le temps de me lancer à corps et à cœur perdu dans le mur des refus. Dire aussi que cet appel fait froid dans le dos. Parce qu’on a envie que Bifrost continu sur sa lancée à court, moyen et long terme, mais que cela n’interroge qu’un aspect des littératures de l’imaginaire. Aspect qui m’inquiète beaucoup plus que la « prise de conscience des acteurs du secteur » qui a permis la mise en place du mois de l’imaginaire. Cela m’inquiète parce que la déferlante d’adaptations de comics au cinéma, les séries tv ou les films me semblent en nombre, qu’une culture de l’imaginaire existe, mais qu’elle peine à entrer autrement que par les tunnels aseptisés des grandes productions, qu’elle peine à faire exister et à faire vivre des plumes (pas uniquement des auteurs, je parle aussi des illustrateurs, auteurs bd et j’en passe).